mercredi 28 mars 2012

« Gestion durable de la nature » et fragmentation urbaine


Bien qu’un seul des 128 articles qui composent le Zero Draft[1] spécifie le rôle de la ville au sein de la « nouvelle économie verte », l’orientation des discussions qui seront au centre des discussions à la Conférence des Nations Unies pour le Développement Durable confirment inévitablement la poursuite et l’accélération de la dynamique urbaine propre aux dernières décennies. Au cœur des principes de « gestion durable de la nature » on retrouve notamment la notion de « services systémiques de la nature »[2] (voir article 91 du Zero draft). En termes clairs, il s’agit, à terme, de mettre un prix sur des écosystèmes entiers dont les cours seront transigés, on s’en doute bien, au sein des principales places financières. L’idée sous-jacente est que le marché est capable de se réguler lui-même et qu’en intégrant des écosystèmes entiers en son sein, le marché saura protéger ces nouveaux « actifs »[3]. Loin d’être le changement souhaité de paradigme économique, la « gestion durable de la nature » aura pour effet de contribuer à la concentration des pouvoirs au sein d’une élite financière déjà bien établie et accroître la paupérisation urbaine.  

Le concept d’accumulation par la dépossession développé par le géographe britannique David Harvey est utile pour comprendre la portée de ce qui est débattu au sein des instances internationales quant à la « gestion durable de la nature » et ses conséquences sur l’appauvrissement de larges populations urbaines. Selon Harvey, le système capitalisme mondial n’a pas généré assez de surplus depuis les années 1970 pour expliquer l’accumulation énorme de capitaux au sein de l’élite financière (le « 1% » pour reprendre l’expression consacrée par le mouvement Occupy)[4]. Cette accumulation s’explique par l’accroissement rapide des inégalités sociales qui s’opère en s’appropriant des droits sociaux et environnementaux au détriment de populations entières : droit à une retraite décente (transferts des fonds de retraite des travailleurs vers les créanciers lors d’une faillite (Enron par exemple)), droit au logement (crise des subprimes, privatisation des HLM), droit à l’éducation (augmentation des frais de scolarité), etc. Dans le cas de la biodiversité, l’idée de « gestion durable de la nature » s’inscrit dans cette dynamique (création et transaction de brevets sur le vivant, spéculation sur les forêts pour leur capacité de stockage du carbone, etc.). Des populations entières, principalement dans le Sud, sont menacées de se voir retirer le peu de pouvoir qu’elles ont encore sur leur milieu de vie. Les bénéficiaires seront vraisemblablement les grandes corporations multinationales qui prétendent être à l’avant-garde de l’économie verte[5].

La « gestion durable de la nature » ne fera qu’accélérer un mouvement de dépossession de la terre (comme en témoigne la lutte du Mouvement des Sans-Terre au Brésil) et d’urbanisation croissante déjà en marche.  De larges populations dépossédées de leur terre (par la spéculation foncière ou l’industrialisation de l’élevage et de l’agriculture) quittent les campagnes pour se diriger vers les villes, en quête d’un meilleur revenu. Les villes de pays riches en terres agricoles font face à une croissance accélérée des inégalités sociales : à Buenos Aires avec le développement de larges villas miserias et le développement parallèle ultra riche de tours à condos, d’hôtels chics et du tramway à Puerto Madero; à Rio de Janeiro et ses favelas qui contrastent avec la « rénovation » du centre-ville en préparation de la Coupe du monde de soccer et des Jeux Olympiques; construction de gated-communities, véritables villes privées avec sécurité renforcée, etc. La précarisation du travail et des conditions sociales n’est pas sans profiter à une élite en quête de diminution des coûts de production (travail clandestin, travail des enfants, conditions sanitaires déficientes, etc.).

L’abolition des « barrières » aux investissements dans le cadre de l’économie verte telle que proposée par l’ébauche du Zero Draft signifie l’abolition du pouvoir des communautés locales et agricoles de décider de leur avenir. La « gestion durable » et la perception de la nature comme un vaste réservoir de « services écosystémiques » contribuera à la dépossession d’un bien commun au détriment des communautés locales. L’intention du PNUE de s’éloigner de l’utilisation des énergies fossiles et non-renouvelables est louable et doit être encouragée. Par contre, la transformation du patrimoine naturel en « service écosystémique » n’est pas une substitution véritablement « durable ».

Jonathan Vallée-Payette



[1] The Future We Want – Zero draft of the outcome document, United Nations Conference of Sustainable Development, http://www.uncsd2012.org/rio20/futurewewant.html (consulté le 24 mars 2012)
[2] Voir notamment LÖWY, Michael et AZAM, Geneviève, Mouvement altermondialiste et enjeux de Rio+20, Le Journal des Alternatives, 15 décembre 2011, http://journal.alternatives.ca/fra/journal-alternatives/publications/dossiers/justice-climatique-et-alternatives/article/mouvement-altermondialiste-et
[3] Voir notamment le texte de Eugénie Boudreau, « Le Draft Zero – The Future We Want :Quelle issue au Sommet de la Terre Rio+20 ? » dans l’édition de février 2012 du Bulletin recherche de la délégation québécoise à Rio+20
[4] HARVEY, David, The Right To The City, New Left Review, no. 53, septembre-octobre 2008, pp. 23-40.
[5] Voir notamment le texte de Yasmine Bendelaid, « Qui contrôlera l’économie verte ? » dans l’édition de février 2012 du Bulletin recherche de la délégation québécoise à Rio+20

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